Gardes du corps, logos retirés, micros dissimulés… Face à la violence de manifestants Gilets jaunes envers les médias, les rédactions développent des stratégies de protection de leurs reporters. Au point de les rendre presque invisibles sur le terrain.
Après avoir placé son micro-cravate, Jérémie Paire relit une dernière fois ses notes. Direct dans quelques secondes sur BFM TV. C’est la première fois qu’il couvre une manifestation des Gilets jaunes, le 8 décembre. « Avant j’avais un micro à la main », mais discrétion oblige, le journaliste a dû opter pour un modèle plus discret. Il raconte : « Un Gilet jaune vient vers nous. Il avait cliqué sur l’application de BFM TV, il savait qui on était. Nous étions place de la République, il nous a suivi sur le boulevard de Courcelles et nous a coincé dans un angle.» L’équipe de télé est insultée, le matériel détérioré. Un épisode devenu « une routine du samedi », selon les mots du journaliste, à laquelle il s’est habitué. Sa crainte : se faire toujours repérer sur l’application mobile de BFM TV qui diffuse en direct leurs images, et être empêché de travailler : « Si t’es grillé, tu ne peux plus tourner », déplore-t-il.
Jérémie Paire est reporter pour BFM TV depuis trois ans. Il a couvert 16 manifestations des Gilets jaunes à Paris. De la violence, il en a déjà été témoin, à l’image des confrontations en avril 2018 entre police et opposants à Notre-Dame-des Landes, près de Nantes (44), pour la construction d’un aéroport. Pour lui, la colère envers les journalistes n’est pas nouvelle. Mais d’après lui, lors des manifestations des Gilets jaunes, « ce sont surtout ceux de BFM TV qui sont pris pour cible ».
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Pour Alexis Lévrier, spécialiste de l’histoire des médias, la violence commence dès le début de la contestation sociale, le 17 novembre. La cause ? « Aucun service d’ordre n’accompagne le cortège, à la différence d’autres manifestations qui peuvent être encadrées par des syndicats et donc limitent les excès de violences ». Alexis Lévrier décrit également une situation « schizophrène, d’amour et de haine » qui lie les journalistes et les Gilets jaunes, « obsédés par les images que les médias diffusent. » Une obsession qui pousse certains manifestants à devenir violents envers les reporters. Au moins 54 journalistes ont été blessés dans les manifestations des Gilets jaunes, selon Reporter Sans Frontières. Pour faire face , « les journalistes adoptent des méthodes propre à la guerre, ils se camouflent » selon le spécialiste.
Stratégie d’invisibilisation
Ne pas être identifiable est une des principales préoccupations des reporters qui couvrent les manifestations des Gilets jaunes. La « bonnette noire » devient alors la première technique selon Julien Jacquet, le chef des journalistes reporters d’images (JRI) de BFM TV : la mousse de protection des micros ne comporte plus le logo de la chaîne. De sorte à ce que les manifestants ne puissent plus identifier la chaîne de télévision. Une méthode développée avant les Gilets jaunes : « ça fait un moment déjà qu’on a des bonnettes noires unies, sans le logo BFM TV pour les manifestations ». La technique de prévention est maintenant systématique, tout comme porter des vêtements adaptés aux rassemblements agités, ou se munir de sérum physiologique. Un liquide utile pour parer les effets des gaz lacrymogènes utilisés par les forces de l’ordre à destination des manifestants.
Pour rester discret, chacun y va de sa petite astuce. « Avec mon JRI, on ne se déplace jamais ensemble dans la manifestation », décrit Jérémie Paire. « On ne veut pas être identifiés comme une équipe de télé et surtout pas de BFM TV ». Ils communiquent à l’aide de leurs oreillettes, et il suffit à Jérémie de cacher son micro dans sa veste. Une technique qui lui évite, selon lui, de « se faire repérer et taper sur la gueule ». Moins ciblés, les journalistes de France Télévisions ont eux abandonné les grosses caméras au profit de caméras plus légères « pour être plus mobiles en cas de danger » explique Sébastien Thomas, journaliste à Franceinfo télé.
A travailler caché, camouflé, le journaliste pourrait être soupçonné de déloyauté. Un cas envisagé par la charte de déontologie de 1918. « Dans le cas où sa sécurité, (…) l’oblige à taire sa qualité de journaliste, il prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible l’explication au public.» Pour Jean-Marie Charon, sociologue des médias, se camoufler « se discute peu » dans le cas des Gilets jaunes : « Rendre compte de ce mouvement fait partie de l’intérêt général » . Le spécialiste Alexis Lévrier le rejoint sur ce point : ces méthodes d’invisibilisation sont « purement pragmatiques, les journalistes se camouflent pour pouvoir travailler ». Mais ces techniques journalistiques doivent, selon lui, rester propres aux événements des Gilets jaunes: « cela pourrait être problématique si vous interviewez des gens en cachant votre statut de journaliste. »
Pour le spécialiste, le plus grand danger vient des réseaux sociaux, où des « journalistes militants auto-proclamés » diffusent des images brutes des manifestations. « La réalité brute n’existe pas. La dissimulation me paraît plus forte quand elle n’est pas avouée, quand l’image est soi-disant sans filtre. » Une méthode plébiscitée par les manifestants. Ils sont par exemple nombreux à apprécier les retransmissions en direct du journaliste Rémy Buisine, sur le média Brut. Souvent salué par des Gilets jaunes, il est même sollicité pour faire des selfies, selon le journal Libération.
« L’agent l’a pris par le col et l’a reculé de 100 mètres »
Se faire discret, oui, mais pas seulement. Le carnet, micro, ou caméra ne sont plus les seuls attirails du journaliste. Les reporters doivent compter sur des casques “type skate-board », désormais obligatoires pour les journalistes de Franceinfo et de BFM TV. Le responsable des JRI chez BFMTV assure que chaque journaliste part avec l’équipement de son choix : « on a même des masques à gaz, type guerre », décrit-il. « Maintenant la protection est systématique », assure Jérémie Paire.
La présence des garde du corps est aussi devenue une habitude au fil des manifestations des Gilets jaunes. « Au début c’était un garde du corps pour deux ou trois journalistes » affirme Jérémie Paire, « maintenant c’est un par journaliste ». Un basculement qu’il ne sait pas dater. Julien Jacquet, le chef des JRI de BFM TV, assure, lui, que sa rédaction a réagi « plus vite que les autres ».
Même Radio France a basculé. Matthieu Mondoloni est journaliste à Franceinfo radio depuis 2013. Lui se rappelle très bien la première fois qu’il est parti avec un garde du corps : « c’était après la manifestation du 1er décembre. Suite à cette journée très violente, la direction de Radio France a décidé qu’on partirait accompagnés d’un agent de protection. »
Naoufel El Khaouafi, 24 ans, pigiste régulier chez Franceinfo télé, se voit imposer par la rédaction deux gardes du corps pour couvrir l’acte XVIII, qui se déroule le 16 mars. Un dispositif qui ne lui permet pas d’éviter une hospitalisation : « dans l’après-midi, quand la tension était à son maximum, les forces de l’ordre ont répliqué. J’ai reçu une grenade de désencerclement à la cheville ». Jean Chamoulaud, pigiste JRI pour CNews, part lui aussi avec des agents de sécurité. Il se dit « rassuré » par cette mesure. Le journaliste raconte qu’à Toulouse, son JRI a failli prendre un pavé : « l’agent l’a pris par le col et l’a reculé de 100 mètres ».
Pour Jérémie Paire, de BFM TV, les agents de sécurité sont « les yeux des journalistes ». « Quand je prépare un duplex, ou que mon JRI ne voit pas ce qu’il se passe derrière, ils peuvent écarter le danger qui vient des Gilets jaunes ou des flics ». Des gardes du corps obligatoires, mais les journalistes interrogés l’assurent : ils restent libres de leurs mouvements : « on les briefe avant », soutient Jérémie Paire. Chez Cnews, Jean Chamoulaud raconte : « Il y a des petits moments où ils aimeraient qu’on n’y aille pas et on décide d’y aller quand même (…), alors on est responsables ». Malgré sa blessure, Naoufel El Khaouafi est plus partagé sur la présence systématique d’un garde du corps : « personnellement cela me gêne », confie le journaliste. Il explique : « c’est difficile d’instaurer un climat de confiance avec nos interlocuteurs quand on arrive avec une équipe de gardes du corps constamment collés à nous.»
« Malaise profond »
Pour Matthieu Mondoloni, reporter à Franceinfo radio, le recours à des agents de protection est révélateur d’un malaise profond. « J’ai travaillé sur des terrains à l’étranger comme en Syrie… alors pour moi le fait d’avoir un agent de protection en France, en 2019, je trouve ça assez incroyable ! », s’exclame le journaliste à la longue carrière.
Le journaliste Naoufel El Khaouafi le note aussi. Pour lui, cette violence doit conduire la profession à se remettre en question. « Le mouvement des Gilets jaunes est un cas d’étude pour les journalistes. Il faut se demander si nous avons bien traité la mobilisation. En avons-nous trop fait ? Pas assez ? Je pense que les médias ont leur part de responsabilité dans ce qu’est devenu le mouvement. »
Une idée partagée par Sébastien Thomas, journaliste à France info télé. Selon lui, l’obligation de discrétion sur le terrain est une conséquence de la fracture qui s’est creusée entre les journalistes parisiens et la population en région. Une rupture, « que l’on n’a pas vu venir » et qui serait le problème de fond d’après lui. « On n’a pas su prendre le pouls de la société », explique le journaliste. Il poursuit, nostalgique : « Avant il y avait une certaine admiration quand on sortait la caméra. Aujourd’hui elle est vue avec méfiance. On est vus comme des élites », déplore-t-il, avant d’ajouter : « C’est notre travail d’analyse du mouvement en amont qui est à remettre en question ».
Pour l’historien Alexis Lévrier, ne pas traiter les violences policières dont ont été victimes les Gilets jaunes au début du mouvement était « une erreur des journalistes ». « Il y a eu un angle mort au début ». Selon lui, c’est à partir du mois de janvier que le traitement médiatique est devenu plus complet. « Mais c’est aussi à ce moment là qu’il y a eu moins de manifestants » précise-t-il.
La mobilisation a‑t-elle altéré la motivation des journalistes à exercer leur profession ? Naoufel El Khaouafi répond : « non, ce sont les risques du métier ». Mais avec un bémol : « au début tu as toujours cette énergie d’expliquer tes intentions. Maintenant je ne le fais plus du tout », avoue le reporter. La raison ? « un dialogue impossible » selon son collègue de Franceinfo Sébastien Thomas. Il raconte avec frustration: « On essayait de débattre avec eux, mais rien à faire. On se faisait insulter, conspuer. Je le vivais extrêmement mal ! ». Selon lui, cette situation révèle une méconnaissance du métier de journaliste et un « grand besoin de pédagogie. »
Même constat pour Jean-Marie Charon, pour qui, c’est aux médias qu’il revient « de s’excuser quand ils font une erreur, mais aussi d’expliquer comment ils travaillent.» Dans cette démarche, Sébastien Thomas enseigne depuis septembre 2019 en école de journalisme, « pour expliquer nos méthodes, mais aussi continuer de m’interroger sur mon métier.»