La scène restera comme l’un des moments cultes du documentaire ‘‘Macron, les coulisses d’une victoire ’’, dédié à la campagne du nouveau président et diffusé le 8 mai sur TF1. En février, Sibeth Ndiaye, chargée de la communication d’Emmanuel Macron, s’emporte après la publication d’un article par Les Inrocks. « C’est un travail de sagouins » lâche-t-elle au téléphone à David Doucet, le rédacteur en chef du magazine culturel.
.@SibNdiaye qui découvre l’itw de Macron et ses propos sur la manif pour tous dans l’Obs “C’est une blague?!” #lescoulissesdunevictoire pic.twitter.com/stDVWHj2Wo
— Assma Maad (@Assma_MD) May 8, 2017
Basé sur une interview donnée par l’ancien ministre de l’Economie à l’hebdomadaire L’Obs, le papier affirme dans son titre que le futur chef de l’Etat « défend La Manif pour tous – le principal collectif d’opposition au mariage homosexuel en France – et revendique de parler à Philippe de Villiers et Eric Zemmour, tous deux considérés comme des réactionnaires. » Exaspérée, la communicante reproche aux journalistes d’avoir mal interprété les paroles de son candidat : « Son propos est légèrement plus nuancé […] Faites votre boulot les gars aussi. Franchement, là, je suis saoulée. Ça, ce n’est pas du travail de journaliste. »
Les Inrocks ont pourtant fait leur travail de journalistes. Celui de décoder un jeu politique totalement verrouillé qui n’apporte, sous sa forme brute, aucun élément de compréhension au public. Le titre de l’article peut-être considéré comme racoleur par l’entourage du Président. Emmanuel Macron a toujours défendu le mariage pour tous, combattu par La Manif pour tous. Il ne semble pas partager non plus les idées de Zemmour et de Villiers, deux réactionnaire de droite. Pourtant, cette titraille ne trahit pas l’interprétation de son auteur. Le développement n’est pas mensonger, ni diffamant. Il fait apparaître les propos de l’ancien pensionnaire de Bercy tels qu’il les a prononcés lors de l’interview. Sibeth Ndiaye pouvait exprimer son désaccord. Elle ne possédait cependant aucune légitimité à comparer ce travail avec celui d’un « sagouin ».
Nicolas Dejean : « Macron mesure très bien la portée de ses propos »
«Emmanuel Macron sait que Villiers et Zemmour sont étiquetés comme proches de l’extrême droite, soupire Nicolas Dejean, journaliste aux Inrocks et auteur de l’article. Quand il affirme entretenir des relations avec eux, il mesure très bien la portée de son propos …». Dans l’entretien accordé par Emmanuel Macron à L’Obs, les deux hommes n’avaient pas été évoqués par le journaliste. Pour David Doucet, cet argument permet d’interpréter cette référence comme une revendication : « [Durant l’interview], la question porte sur Orsenna et Sureau (deux écrivains politiquement très opposés que côtoie le nouveau président de la République). Il n’a aucune raison de partir sur Viliers et Zemmour, déclarait-il à Arrêtsurimage le 15 mai. Il a réfléchi, il a choisi de dire ça. C’était l’époque où il voulait séduire à gauche comme à droite. » Nicolas Dejean n’a pas l’impression d’avoir sur-interprété les propos tenus par l’actuel pensionnaire de l’Elysée : « Si vous mettez côte à côte le titre et la citation dans laquelle il affirme entretenir des relations avec Zemmour et Villiers, rien n’a été déformé. »
L’auteur de l’article pourrait manquer d’objectivité, mais son avis est partagé par de nombreux confrères. « Je ne trouve pas cette titraille exagérée » déclare Jean-Laurent Cassely, journaliste à Slate.fr. Même son de cloche chez Nicolas Chapuis, rédacteur en chef du service politique du Monde. Les propos tenus par Emmanuel Macron sur La Manif pour tous et l’humiliation dont aurait été victime le collectif lors du dernier quinquennat s’inscrivent selon lui dans la même démarche que la référence à Zemmour et de Villiers : « Emmanuel Macron est clairement dans un clientélisme électoral, affirme Nicolas Chapuis. A cette époque, il est publiquement soutenu par Pierre Bergé, [propriétaire du Monde et militant de la cause homosexuelle], des rumeurs courent sur sa relation avec Mathieu Gallet [le PDG de RadioFrance]. Il sait qu’il possède l’image du ‘’pro mariage pour tous’’. Or, il souhaite aussi convaincre les opposants à cette réforme.» Journaliste au service politique du Figaro, Marc de Boni ajoute : « L’interprétation, à travers la titraille, ne trahit pas le message qu’a voulu faire passer Emmanuel Macron. »
Entre interprétation et attraction, un équilibre à trouver
Les journalistes peuvent-ils attribuer à Emmanuel Macron une position qu’il n’a jamais explicitement assumée ? « Oui, selon Marc de Boni. Nous devons mettre en lumière les intentions cachées des politiques dans leurs déclarations. C’est notre job. Toute la valeur ajoutée de notre travail réside dans cette lecture des intentions non exprimées.» Jean-Laurent Cassely considère cette interprétation comme essentielle pour l’intérêt d’un article : « Nous assumons une fonction de décryptage. L’entretien politique est tellement cadré que s’il n’y a pas de décodeurs, eh bien les gens ne retiennent rien d’intéressant. »
«Lorsque Macron a estimé qu’on n’avait pas assez écouté la Manif pour tous, ça a été d’une violence incroyable» https://t.co/1XfYvpAbRc
— Florian Bardou (@FlorianBardou) May 4, 2017
Reste à ne pas confondre interprétation et attraction. Soumis à des impératifs économiques et à une concurrence de plus en plus féroce, certains titres de presse en ligne pratiquent ‘‘la course au clic’’ en usant de titres parfois trompeurs: «les titres putaclic » s’amuse Jean-Laurent Cassely. «Il est vrai que parfois, à vouloir trop bien titrer, certains médias sont dans la sur interprétation totale pour aller chercher des internautes déjà très sollicités» reconnaît-il, sans citer de noms. Marc de Boni le reconnaît : le titre joue un rôle prépondérant dans l’attractivité du papier : «On doit attiser la curiosité pour que les gens viennent nous lire. Il est hyper-rageant de sortir un article de grande qualité très peu lu à cause d’un titre terne. C’est un équilibre à trouver. Ne pas être putaclic, sans être chiant.»
Chargée de la communication d’Emmanuel Macron, Sibeth Ndiaye avait comparé l’article des Inrocks à un travail de sagouin. Elle ne regrette pas ses propos : «Je ne suis pas contre l’interprétation, mais elle doit s’appuyer sur des choses factuellement justes, affirme-t-elle au CFJ. Or là, elles sont fausses.» La trentenaire prend l’exemple du litige concernant les propos de son candidat sur La Manif pour tous : «Je mets au défi quiconque de trouver, dans cette interview, une citation d’Emmanuel dans laquelle il prend la défense de ce collectif.» Pourtant, dans un extrait cité par l’article et disponible ci-dessous, il semble bien défendre les adhérents du mouvement. De plus, elle réfute la dénonciation par son candidat de l’humiliation subie par le mouvement lors du dernier quinquennat. Encore une fois, la citation d’Emmanuel Macron semble la contredire :
«Une des erreurs fondamentales de ce quinquennat a été d’ignorer une partie du pays qui a de bonnes raisons de vivre dans le ressentiment et les passions tristes. C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous, où on a humilié cette France-là. Il ne faut jamais humilier, il faut parler, il faut partager des désaccords. Sinon, des lieux comme le Puy-du-Fou seront des foyers d’irrédentisme.» Emmanuel Macron, dans L’Obs.
«S’il y a des virgules dans la langue française, ce n’est par hasard, conclut-elle. Emmanuel ne parlait pas d’eux quand il dénonçait une France humiliée.»
Ecouter sans se laisser influencer
Il est logique que Sibeth Ndiaye ait été gênée par cet article, qui pouvait nuire à l’image d’Emmanuel Macron. La légitimité de ses critiques reste cependant contestable. Selon Nicolas Chapuis, la question ne se pose pas en ces termes : «Il est tout à fait légitime qu’elle vienne râler parce que l’on a pu nuire à l’image d’Emmanuel Macron. C’est son job. Mais elle n’a pas à nous dire comment interpréter ses interviews.» Marc de Boni précise : «Si une erreur factuelle a été commise sur un chiffre, une date ou une statistique, là oui, c’est légitime. Mais pour le reste non.» Jean-Laurent Cassely regrette les termes employés par la jeune femme : «Ce n’est pas un travail de sagouin, soupire-t-il. L’accusation est abusive. En terme d’éthique, on est très loin d’un manquement grave à la déontologie journalistique.» Avocat spécialisé en droit des médias, Guillaume Sauvage confirme : «Les termes utilisés sont un peu forts. Mais cet article ne s’inscrit pas dans l’insulte pure et dure, et il n’y a pas de paroles inventées.»
Les médias écoutent les reproches qui leurs sont adressées, sans pour autant se laisser influencer. «Quand ce genre d’événement arrive, je prends note, mais je n’ai jamais changé une titraille » affirme Nicolas Chapuis. «Encore heureux, surenchérit Jean-Laurent Cassely. Sinon, on changerait tous les jours!» Sagouin un jour, sagouin toujours !