« Quand je prendrai la parole, [le terroriste] n’aura pas de nom », a déclaré Jacinda Ardern, la première ministre néo-zélandaise, au lendemain des attentats de Christchurch. Une attaque contre deux mosquées survenue le 15 mars 2019 par un suprémaciste blanc a fait 51 morts et 49 blessés.
La décision de Jacinda Ardern est le fruit d’un questionnement éthique qui taraude aussi les journalistes : doit-on dévoiler le nom de terroristes ? Cette position n’a cependant pas fait l’unanimité. Au lendemain des attentats de Christchurch, le 19 mars 2019, Andrew MacLeod publie une tribune dans le journal britannique The Independant. Pour cet avocat australien, taire le nom des terroristes dans les médias et les discours politiques est un « des petits moyens » (little ways, en version originale) de lutter contre ces attaques : « Nous rentrons dans leur jeu parce que nous les sortons de l’anonymat. Mais je refuse de flatter ce terroriste fanatique d’extrême droite australien en prononçant son nom. Comme je l’ai déjà écrit auparavant, l’identité des terroristes doit être traitée avec la plus grande prudence et cachée au public. (…) Parce que la seule chose qui réunit ces terroristes, c’est leur besoin d’être propulsé au rang de star ou de martyr ».
Son confrère Seth J. Frantzman du Jérusalem Post ne partage pas cette posture : « Cette stratégie a quelque chose de bizarre qui fait penser à lord Voldemort dans Harry Potter, “celui qui ne doit pas être nommé”. Le fait de ne pas le nommer l’a‑t-il fait disparaître, même dans une œuvre de fiction ? » Pour Frantzman, taire le nom des terroristes revient à cacher le phénomène au lieu de le connaître dans les détails et de s’en prémunir. Il termine son article par une question rhétorique pour appuyer son argumentation : « Ne vaut-il pas mieux que, quand quelqu’un nous dit “J’aime Hitler”, nous soyons en mesure d’expliquer pourquoi nous ne l’aimons pas, au lieu de seulement répondre : “Qui ça ?” »
Info en continu et attentats : une nouveauté pour les journalistes
La déclaration des devoirs et des droits des journalistes, connue sous le nom de Charte de Munich, publiée en 1971, constitue un texte de référence pour les professionnels, sans portée juridique, lorsqu’un problème éthique se pose. Pour autant, les principes généraux de cette charte ne donnent pas de réponse évidente à la question du dévoilement des noms de terroristes.
La multiplication des attentats terroristes ces dernières années fait l’objet d’une vaste couverture médiatique. Les journalistes, peu préparés, ont pu se retrouver dépourvus face à la manière dont traiter les évènements. Avant cette période, légalement, c’est l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication qui régit de tels évènement. Elle prévoit en principe que « la communication au public par voie électronique est libre ». Elle peut néanmoins être limitée dans deux cas : le respect de la dignité de la personne humaine et la sauvegarde de l’ordre public. Deux éléments dont la sauvegarde justifie des limitations dans le cadre d’attaques terroristes, mais sans plus de précisions.
Les attentats de Charlie Hebdo, en janvier 2015, puis ceux de Paris quelques mois plus tard, en novembre,ont selon Emmanuel Goubert, suscité les premières interrogations sur la révélation du nom des terroristes.
C’est d’autant plus le cas pour les chaînes d’informations en continu, qui doivent traiter l’information en direct, alors même que des opérations peuvent encore être en cours. « Tant qu’on n’y a pas été confronté, on ne sait pas trop comment le gérer», explique Emmanuel Goubert. Ce journaliste français était chef du service reportage d’I-Télé (ex-CNEWS) en 2015 au moment des attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher, ainsi que des attentats du 13 novembre 2015, au Stade de France, au Bataclan et sur les terrasses de plusieurs bars parisiens. «La vocation de notre métier c’est de rendre publique de l’information, mais là c’est une situation ou vous savez certaines choses, mais si vous les divulguez ça peut avoir une influence sur la situation ». C’était notamment le cas lors de l’Hyper Cacher ou du Bataclan, où une prise d’otage était en cours. Emmanuel Goubert a conscience que chaque information peut être sensible et être utilisée par les preneurs d’otages : « Par exemple, communiquer sur le nombre de personnes présentes au Bataclan. Ça peut paraître purement informatif. Mais à ce moment-là , on ne sait pas si les terroristes qui sont à l’intérieur savent combien de personnes sont présentes. Cette information pourrait leur donner du poids dans des négociations éventuelles ».
« Cette faute me hante »
La différence majeure d’après lui dans le traitement de ces prises d’otage, c’est qu’il existe une proximité géographique. Les terroristes peuvent garder un œil sur les chaînes d’information. « C’était nouveau pour nous tous. En général la question qu’on se pose c’est: Est-ce que l’info est vérifiée ? Recoupée ? Est-ce qu’elle est bonne ? Ça c’est une question qu’on se pose tout le temps. Mais là la question supplémentaire, c’est : Est-ce qu’il faut la donner ? Est-ce que l’information doit primer sur les conséquences ? »
Emmanuel Goubert le reconnaît : « les journalistes globalement et les chaînes d’infos en particulier ont fait des erreurs au moment des attentats de Charlie et l’Hyper Cacher et ont été critiqué pour ça ». Selon le journaliste, cela a tout de même « permis une réflexion chez I‑Télé sur comment faire dans ce cas-là ».
Le 9 janvier 2015, deux jours après les attentats de Charlie Hebdo, une prise d’otage a lieu au supermarché Hyper Cacher, porte de Vincennes, à Paris. Alors que l’attaque est encore en cours, le journaliste Dominique Rizet révèle en direct sur BFMTV qu’un otage est caché dans une chambre froide du magasin. Une faute qui « hante » encore le spécialiste police-justice de la chaîne d’information en continu et l’«empêche de dormir». « Cette phrase, je n’aurais pas dû la prononcer », reconnaîtra-t-il en 2016, sur le plateau d’une émission de Canal Plus.
En donnant une telle information, apprise de source policière selon le directeur de la chaîne BFMTV, Hervé Béroud, le journaliste met en danger les otages de l’Hyper Cacher. Le cas échéant, l’assaillant aurait pu rechercher cet otage caché ou bien obtenir des arguments lui donnant plus de poids dans les négociations avec les forces de l’ordre. Impossible de savoir si le terroriste ou son entourage regarde effectivement la chaîne, comme certains otages l’ont affirmé quelques jours après. BFMTV se défendra alors en affirmant : « nous n’avons pas été en contact avec les otages ».
Une plainte retirée et une charte de déontologie
Le 27 mars 2015, six de ces otages décident de porter plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui. A ce moment, l’avocat Me Patrick Klugman adresse une vive critique à certains médias : « les méthodes de travail des médias en temps réel dans ce genre de situation, sont des pousse-au-crime », déclarait-il à l’AFP.
Finalement, la plainte est retirée le 8 janvier 2016, soit quasiment un an après les attentats. Un accord est trouvé entre la chaîne et les plaignants. BFMTV verse 60.000 euros au Fonds social juif unifié, pour le soutien des victimes de terrorisme.
BFMTV annonce aussi qu’elle profite de l’occasion pour promulguer « une charte », accessible sur son site Internet. Celle-ci prévoit notamment qu’en cas de prise d’otage ou d’enlèvements, la chaîne « veille à prendre toutes les dispositions nécessaires pour ne pas mettre en danger la vie des otages, des personnes victimes d’enlèvements ou d’attentats, à respecter leur intégrité et la sensibilité de leurs proches ».
Extrait de la charte de déontologie de la chaîne BFMTV, concernant les prises d’otage.
Apprendre de ses erreurs
Pour mieux appréhender les choses les journalistes ont donc pu compter sur leurs expériences précédentes, mais aussi sur des recommandations extérieures. « Le fait que ça se soit reproduit a aussi fait qu’on était mieux préparé ensuite », reconnaît Emmanuel Goubert.
Un an après les attentats du 13 novembre 2015, le CSA a publié un « code de bonne conduite » pour la couverture médiatique des attaques terroristes. Il a été rédigé suite à des concertations avec les autorités, des experts, mais aussi les grandes rédactions françaises, dont NextRadioTV le groupe de BFM TV.
Un an après les attentats du 13 novembre 2015, le CSA a publié un « code de bonne conduite » pour la couverture médiatique des attaques terroristes. Il a été rédigé suite à des concertations avec les autorités, des experts, mais aussi les grandes rédactions françaises, dont NextRadioTV le groupe de BFM TV.
Parmi les recommandations générales, il conseille la création « d’une cellule de crise placée sous la responsabilité de professionnels expérimentés en la matière » et « un processus de validation renforcée » appuyé par « une diffusion en léger différé ».
Pour la rédaction d’I‑télé, les mesures prises ont surtout consisté à définir une ligne claire partagée par tous : « C’est la direction de la rédaction qui dit «ça on y va » ou «ça on n’y va pas ». Et ensuite il faut faire en sorte que l’information soit répercutée sur toute la chaîne : les présentateurs, les journalistes spécialisés, les envoyés spéciaux sur le terrain ». Il explique que cela n’a pas créé de tensions, il s’est avéré que tout le monde était plutôt d’accord sur les décisions prises, à savoir : rester prudent et ne pas donner certaines informations si elles sont susceptibles d’influencer les opérations en cours. « La priorité c’était de ne pas sortir de conneries, assure-t-il. Tant qu’on sait que ce n’est pas terminé, on reste prudent ». Emmanuel Goubert reconnaît que ce sont des cas où « la pression est énorme ». Les attentats terroristes ont remis au coeur du débat éthique un enjeu de responsabilité qui incombe aux journalistes.
Ahmadi Irène, Chaignon Juliette, Gendra Marie et Garcia Emilie.