Le 13 novembre 2015, plusieurs attaques terroristes surviennent dans la capitale. Emmanuel Goubert est alors rédacteur en chef adjoint de l’édition spéciale diffusée sur la chaîne iTélé. Le journaliste se retrouve confronté aux limites de l’information en continu : comment informer en temps réel sans mettre en danger les otages du Bataclan ?
«Je voudrais juste donner une précision importante pour tous ceux qui nous regardent ce soir, il est 0H37 sur iTélé. Les images que vous voyez en ce moment ne sont pas en direct et c’est volontaire», déclare Bruce Toussaint, à l’antenne, le samedi 14 novembre 2015, alors que le RAID lance un assaut pour libérer les otages retenus par des terroristes djihadistes au Bataclan.
Côté régie, Emmanuel Goubert, rédacteur en chef adjoint de la chaîne iTélé (désormais CNews). Ne pas diffuser ces images en direct est l’une des nombreuses décisions qu’il prend ce soir-là, en accord avec la direction. Le but : ne pas perturber les opérations des forces de l’ordre et ainsi protéger les otages.
L’ancien grand reporter de la chaîne est revenu au travail «en catastrophe», vers 22 heures, après les explosions autour du Stade de France et les fusillades des terrasses de bars parisiens. Des événements dramatiques, Emmanuel Goubert en a déjà couverts, des ouragans aux Etats-Unis au séisme meurtrier à Haïti. Pourtant, les attentats sont pour lui une situation inédite.
D’abord, parce qu’ils ne se produisent pas à l’autre bout du monde, mais chez lui, à Paris, un lieu «où l’on se voit en sécurité». Ensuite, parce que cette fois, son rôle n’est pas d’être sur le terrain, mais de trancher entre le devoir d’information qu’implique son métier et la protection des victimes et des téléspectateurs. «Je m’occupais de répartir les équipes sur le terrain, dans beaucoup de lieux différents. Je devais coordonner leur travail : où aller, quoi faire, à partir de quelles informations.» En France, la dernière grande vague d’attentats remonte à 1995, alors « pour toute une génération de journalistes, c’est le baptême du feu », explique son collègue de l’époque, Bruce Toussaint.
Divulguer ou non des informations
Pour Emmanuel Goubert, la couverture d’attentats n’échappe pas aux règles de base du journalisme. «“Est-ce que l’info est vérifiée? Recoupée? Est-ce qu’elle est bonne?” Ça c’est une question qu’on se pose tout le temps», rappelle-t-il. Mais en novembre 2015, le journaliste se trouve face à un questionnement éthique «auquel [il] n’[a] jamais été confronté auparavant» : «La vocation de notre métier, c’est de rendre publique l’information. Là je sais des choses, mais si je les divulgue, ça peut avoir une influence sur la situation.»
Depuis 22 heures, la prise d’otages est en cours, chaque information donnée nécessite d’être sous-pesée avant d’être rendue publique. Elle peut influencer le déroulement des événements. «On ne parle pas d’un événement à l’autre bout de la planète. On parle d’une prise d’otages à Paris, à quelques kilomètres de la rédaction», témoigne Emmanuel Goubert. «L’information circule vite, les preneurs d’otages ou leur entourage ont aussi accès à iTélé. Des personnes sont cachées et ça, les terroristes ne doivent pas le savoir», explique-t-il.
Sa réflexion se nourrit des attentats de janvier, la même année. Lors de la prise d’otages à l’Hypercasher, la chaîne BFM TV indique en direct qu’un otage serait caché dans la chambre froide du supermarché. «Les journalistes, et les chaînes d’infos en continu en particulier, ont fait des erreurs à ce moment-là, qu’on a pu ne pas reproduire lors du Bataclan.»
À la direction de trancher
Emmanuel Goubert se sent d’autant plus responsable des conséquences des informations diffusées compte tenu de l’ampleur de cette prise d’otages — près de 1 500 personnes étaient venues assister à un concert des Eagles of Death Metal. «Ça peut paraître purement informatif et dérisoire mais, à ce moment-là, on ne sait pas si les terroristes sont au courant du nombre de personnes présentes. Est-ce que donner cette information n’est pas justement leur permettre de le savoir et ainsi de mesurer leur poids dans des négociations éventuelles?»
«On décide de ne pas le diffuser tant que la prise d’otages est en cours», tranche Emmanuel Goubert, en accord avec la direction de la chaîne et le rédacteur en chef. «C’est la direction de la rédaction qui dit : “on y va” ou “on n’y va pas”». Lui doit ensuite s’assurer que la décision est communiquée à tous les échelons et respectée : «Il faut faire en sorte que l’information soit répercutée sur toute la chaîne : les présentateurs, les journalistes spécialisés et les envoyés spéciaux sur le terrain.»
Emmanuel Goubert doit ainsi contenir l’engouement des journalistes du service police/justice. Ils ont travaillé pour obtenir ce chiffre et ne comprennent pas tous pourquoi ne pas l’annoncer à l’antenne. Malgré tout, ce choix ne provoque pas de dissensions majeures entre les membres de la direction. «On était d’accord pour être prudents, on faisait gaffe à ce qu’on diffusait» se remémore-t-il.
Une prise de conscience générale
En novembre 2015, les outils théoriques sur lesquels s’appuyer pour décider de la diffusion d’informations sensibles sont rares. Emmanuel Goubert l’affirme : «Tant qu’on n’y a pas été confronté, on ne sait pas comment gérer ce type de situation.»
Le Conseil de surveillance audiovisuelle (CSA) reconnaît une prise de conscience générale du traitement de l’information lors des attentats de Paris : « dans toutes les rédactions, un travail d’analyse et de réflexion sur leurs pratiques a été mené, ce qui souligne leur esprit de responsabilité.»
Depuis octobre 2016, le CSA affiche sur son site un texte juridique qui présente les «précautions relatives à la couverture audiovisuelle d’actes terroristes», élaboré en concertation avec les rédactions de chaînes de télévision et de radio. Des «précautions» plutôt que des règles strictes car le conseil de surveillance le reconnaît : difficile de régir la couverture d’attentats « par des règles impératives et de portée générale au regard de la diversité des situations rencontrées ».
En ce qui concerne la diffusion d’informations potentiellement utiles aux terroristes, le texte du CSA se réfère à la loi : «Il relève de la responsabilité des éditeurs de ne pas diffuser des images ou des sons qui pourraient, dans le cadre d’une attaque terroriste, porter atteinte à la sécurité des personnes.» Une loi datant du 30 octobre 1986.
Marie Gendra, Irène Ahmadi, Émilie Garcia, Juliette Chaignon